Les stablecoins sont souvent présentés comme des îlots de stabilité dans l’océan tumultueux des cryptomonnaies. Indexés sur une devise fiat — généralement le dollar américain — et soutenus par des réserves « sûres », leur promesse repose sur la confiance que les investisseurs accordent à la solidité des actifs sous-jacents. Mais que se passe-t-il si ces réserves — en grande partie constituées d’obligations d’État — sont elles-mêmes menacées ?
À l’heure où la dette publique des États-Unis approche les 40 000 milliards de dollars, où la zone euro fait face à des tensions sur les spreads souverains, et où la Chine réduit progressivement son exposition au Trésor américain, une question stratégique se pose : une crise des dettes souveraines pourrait-elle faire vaciller le socle des stablecoins, voire entraîner leur dévaluation ?
Les fondations des stablecoins : fiat, collatéral, confiance
Les stablecoins comme USDT (Tether), USDC (Circle), ou encore ceux de nouveaux entrants comme PayPal (PYUSD) ou Binance (FDUSD) reposent sur un principe simple : pour chaque unité émise, un dollar (ou son équivalent) est conservé dans une réserve.
Composition des réserves
Prenons l’exemple de Circle, l’émetteur de l’USDC :
Sponsored- Répartition des réserves en 2024 :
- ~80 % en bons du Trésor américain à court terme
- ~20 % en cash et dépôts bancaires (en majorité chez des partenaires comme BNY Mellon, BlackRock ou Signature Bank avant sa chute)
- ~80 % en bons du Trésor américain à court terme
Tether, quant à lui, ne publie pas d’audits complets, mais ses attestations révèlent également une forte exposition aux T-Bills américains, parfois à hauteur de 70 à 75 %.
La promesse implicite est claire : tant que les bons du Trésor sont solides, les stablecoins le sont aussi.
Scénario de stress : que se passe-t-il si les obligations souveraines vacillent ?
Les États ne peuvent pas faire défaut… Vraiment ?
C’est une croyance largement partagée : les grandes puissances ne font jamais défaut. Pourtant, l’histoire offre quelques contre-exemples :
- États-Unis, 1979 : défaut technique lié à un bug informatique dans le traitement des paiements.
- Russie, 1998 : défaut sur sa dette domestique, provoquant la chute du fonds LTCM.
- Grèce, 2012 : restructuration partielle, malgré les garanties de la BCE.
En 2023 et 2024, les débats récurrents sur le plafond de la dette américaine ont fait trembler les marchés. Même sans défaut, une perte de confiance peut faire chuter la valeur des obligations existantes.
Impact immédiat sur les réserves
Si le marché doute de la capacité des États à rembourser, plusieurs effets en cascade peuvent apparaître :
- Perte de valeur des bons du Trésor : bien que les stablecoins ne vendent pas toujours leurs T-Bills, une baisse de leur valeur marchande affecte l’actif net du fonds.
- Rachats massifs : les utilisateurs peuvent exiger de convertir leurs stablecoins en dollars, obligeant les émetteurs à vendre rapidement des actifs, amplifiant la baisse de leur prix.
- Crise de liquidité : dans un marché stressé, même les actifs « sûrs » peuvent devenir difficiles à vendre sans décote.
Une vulnérabilité structurelle : l’alchimie des stablecoins
Sponsored SponsoredLe mythe de la parité fixe
Bien que présentés comme des équivalents 1:1 au dollar, les stablecoins ne sont pas juridiquement ou techniquement des dollars. Ils sont :
- Des créances sur une entité privée
- Adossés à des actifs de marché dont la valeur peut varier
En cas de crise sur les T-Bills, la valeur de la réserve tombe sous le passif, rompant la parité.
Le précédent Terra/Luna
Même si TerraUSD (UST) était un algorithme de stablecoin non adossé à des actifs réels, son effondrement en 2022 rappelle que la confiance est volatile. Si un doute s’installe, les retraits s’accélèrent et la spirale s’auto-entretient.
Simulations : une crise des dettes souveraines modérée vs sévère
Scénario | Variation du prix des T-Bills | Perte de valeur des réserves | Impact probable sur le stablecoin |
Crise modérée (hausse des taux) | -2 % à -5 % | -1,5 à -4 % | Rachats anticipés, décote possible |
Crise sévère (perte de confiance) | -10 % à -20 % | -8 à -15 % | Rupture de la parité, bank run |
Scénario extrême (défaut technique) | -25 % ou + (T-Bonds gelés) | -20 % + | Suspension des conversions |
Qui est exposé ? Chiffres clés à l’appui
Stablecoin | Capitalisation (2025) | % en T-Bills | Montant exposé |
USDT (Tether) | 86 Md$ | ~75 % | ~64,5 Md$ |
USDC (Circle) | 28 Md$ | ~80 % | ~22,4 Md$ |
PYUSD (PayPal) | 4,5 Md$ | ~70 % | ~3,15 Md$ |
FDUSD (Binance) | 3,2 Md$ | ~80 % | ~2,56 Md$ |
Au total, près de 100 milliards de dollars d’expositions indirectes aux obligations d’État par le biais des stablecoins en circulation.
SponsoredCe que disent les experts
Si les bons du Trésor américain sont volatils ou perdent leur liquidité, toutes les cryptomonnaies stables adossées à ces bons sont intrinsèquement vulnérables.
Nic Carter, Castle Island Ventures
Une crise de la dette souveraine équivaut à un iceberg face au Titanic pour les stablecoins.
Frances Coppola, économiste indépendante
En cas de stress sur les T-Bills, certains stablecoins devront rompre la parité pour éviter un effondrement total de leur bilan.
Jean-Michel Pailhon, stratégiste crypto
Quelles protections possibles ?
Diversification des réserves
Peu d’émetteurs diversifient aujourd’hui hors des T-Bills. Mais certaines solutions commencent à émerger :
- Ajout d’or, de billets verts ou de produits monétaires non souverains
- Assurance ou pool de collatéral en sur-garantie
Mécanismes anti-bank-run
Inspirés du monde bancaire :
Sponsored Sponsored- Frais de retrait progressifs
- Suspension temporaire de la convertibilité
Mais ces mesures pourraient entamer la crédibilité du stablecoin à long terme.
Rôle des Banques centrales ?
Certains observateurs plaident pour un adossement aux CBDC (monnaies numériques de banque centrale), à condition que celles-ci existent et soient interopérables.
Et si la crise venait de l’Europe ?
Même si la majorité des stablecoins sont libellés en dollars, une crise sur la dette française ou italienne pourrait provoquer :
- Une fuite vers les stablecoins dollar
- Une déstabilisation des versions euro des stablecoins (ex. EURC)
- Un arbitrage défavorable sur les paires EUR/USDT ou EUR/USDC
Un mythe de stabilité sous conditions
Les stablecoins sont un instrument de confiance, pas de certitude. Leur stabilité dépend non seulement de la gestion prudente de leurs émetteurs, mais aussi de la santé des États qui émettent les obligations constituant leur réserve.
Dans un monde où les tensions géopolitiques s’accumulent, où la dette souveraine atteint des records, et où la confiance dans les monnaies fiat est de plus en plus érodée, le socle des stablecoins pourrait bien devenir… instable.
Le véritable risque n’est peut-être pas la volatilité des cryptomonnaies, mais la fragilité croissante du monde fiat auquel elles prétendent offrir une alternative.
La morale de l’histoire : les Stablecoins sont-ils déjà “too big to fail” ?