Retour

Histo Crypto : Alan Turing aurait pu inventer le Bitcoin

editor avatar

Mis à jour par
Célia Simon

05 octobre 2025 07:30 CET
Trusted

Et si l’on cessait de dire que « Turing n’a pas anticipé Bitcoin » pour poser l’hypothèse inverse : donné les bons matériaux, Alan Turing aurait pu l’inventer. Non pas par anachronisme enthousiaste, mais parce que son outillage intellectuel — calcul universel, pensée adversariale, goût du bricolage probabiliste — épouse exactement l’architecture de Bitcoin : un protocole qui transforme du coût de calcul en confiance collective.

Voici le plaidoyer : Turing n’avait ni Internet, ni fonctions de hachage modernes, ni signatures à clé publique ; mais il avait la grammaire logique pour assembler un système décentralisé où l’irréversibilité (du calcul), l’incitation (économie de récompense) et le consensus (finalité probabiliste) tiennent ensemble. Donnez-lui les briques des années 1990–2000, et il en aurait fait un Satoshi crédible.

1) La machine universelle… comme acte de naissance des institutions logicielles

Bitcoin, avant d’être une monnaie, est une institution logicielle : un ensemble de règles exécutables à l’identique par des machines indépendantes. C’est la traduction concrète de l’intuition de 1936 : une machine universelle peut simuler toutes les procédures — y compris des règles de propriété et de règlement. Turing n’a pas juste décrit une machine, il a posé que le monde des règles est programmable.

Sponsored
Sponsored

Or le génie de Bitcoin est précisément d’encapsuler des règles (émission, validation, pénalité) dans un logiciel dont la convergence ne repose pas sur une autorité, mais sur le coût de les contester. Turing aurait reconnu ce cadre : un protocole comme constitution calculable, où la compliance n’est pas un décret mais un résultat d’exécution.

2) Bletchley Park : l’école du Proof-of-Work

La preuve de travail n’est pas une croyance, c’est une économie du coût : produire un bloc prouve que vous avez brûlé une ressource rare (temps, énergie, silicium). À Bletchley, Turing vit dans un monde où la sécurité n’est jamais gratuite : casser Enigma exige des machines, des heuristiques, des probabilités et des heures. La valeur de la preuve naît du travail dépensé.

Transposé en 2008, ce réflexe donne Hashcash/PoW : « imposez un coût hautement vérifiable à l’émetteur d’une proposition (un bloc), et vous rendez la triche économiquement absurde ». Turing raisonnait déjà comme ça : la robustesse d’un système se mesure au prix qu’on fait payer à l’attaquant. Le PoW n’est qu’une version programmée de ce principe — un signe coûteux qui se vérifie en un clin d’œil.

3) Finalité probabiliste : Turing, parieur raisonnable

Un bloc n’est jamais “absolument” final ; il l’est avec une probabilité qui croît avec la profondeur de la chaîne. Cette finalité probabiliste est très turingienne. Le cryptanalyste de Bletchley décide sous incertitude, en accumulant des indices jusqu’à rendre la thèse adverse improbable. Bitcoin fait pareil : chaque confirmation écrase la probabilité de réorganisation.

Turing, convaincu que l’intelligence et la sécurité sont des processus plus que des verdicts, aurait été à l’aise avec un consensus sans oracle, où « suffisant » remplace « parfait ». Il l’aurait justifié : l’optimal n’existe pas en environnement adversarial ; seul l’assez cher à renverser a de la valeur.

4) “Code is law” : un test de Turing institutionnel

Le test de Turing questionne la comportementalité : peut-on se comporter “comme si” ? Bitcoin pose une question sœur : un protocole peut-il se comporter comme une banque centrale minimaliste (émettre, transférer, régler) sans l’être ? Réponse : oui, si les incitations rendent la déviation non rentable et si tout le monde exécute le même texte.

Turing aurait adoré l’élégance de cette simulation institutionnelle : pas d’agent souverain, mais des règles qui passent le test social — les participants agissent “comme si” une autorité existait, parce que la coordination via le coût rend la dissidence dispendieuse.

Sponsored
Sponsored

5) « Mais il manquait la crypto moderne ! » — Justement, Turing assemble, il n’invente pas chaque brique

Objection classique : sans signatures à clé publique (années 1970), pas de Bitcoin. Certes. Mais l’invention de Satoshi est assemblagiste : arbres de Merkle (1979), horodatage (1991), PoW (1997), P2P (1999)… Turing n’a pas à tout inventer ; il lui suffit de reconnaître l’affordance commune : irréversibilité économique + vérifiabilité rapide. C’est son talent.

Donnons-lui 1997–2008 en kit : SHA-256, ECDSA, Haber–Stornetta, Hashcash, BitTorrent. Turing sait recomposer : c’est un ingénieur-théoricien. Son œuvre prouve qu’il pense en architecte de systèmes sous contrainte (temps, matériel, adversaire). Bitcoin est exactement ce genre de montage.

6) La monnaie comme protocole : une idée compatible avec Turing

Turing s’intéressait aux institutions de calcul : tests, jeux, contrats implicites entre humains et machines. La monnaie n’est qu’une règle de comptage social assortie de garanties. En y appliquant sa logique, on obtient :

  • une unité (par émission algorithmique),
  • une conservation (par signatures/hachages),
  • une transférabilité (par réseau P2P),
  • une non-répudiation (par preuve de dépense),
  • une irréversibilité coûteuse (par PoW).

Turing n’aurait pas buté sur la sémantique monétaire ; il l’aurait traduite en primitives calculables, comme il l’a fait pour l’intelligence (jeu d’imitation) ou la décidabilité (réduction au calcul).

Sponsored
Sponsored

7) Objections sérieuses… et répliques turingiennes

“Turing était un théoricien, pas un économiste des incitations.”

Il connaissait la valeur du coût et l’ennemi stratégique. La théorie des jeux formalise plus tard ; l’intuition est là : rendre le mensonge cher. Bitcoin formalise le prix de la malhonnêteté — ce que Turing pratiquait chaque jour contre Enigma.

“Il n’avait pas Internet.”

D’accord. Mais nous parlons d’aptitude, pas de calendrier. Avec l’Internet des années 2000, Turing aurait reconnu un substrat idéal pour ses machines universelles coopérantes — des nœuds. Son génie était de cartographier le possible ; Internet lui offrait le terrain.

“Le design de Bitcoin est autant social qu’informatique.”

Turing a précisément réfléchi au social : son test n’évalue pas des équations, mais des interactions. Il savait que les systèmes gagnent par usages convergents, pas par proofs abstraites. Bitcoin est un jeu d’usages — une autre version d’un jeu d’imitation réussi.

8) Un plan “à la Turing” pour arriver à Bitcoin

S’il avait vécu dans les années 1990–2000, voici le chemin plausible :

Sponsored
Sponsored
  1. Formaliser la notion de registre immuable (horodatage + hachage) comme propriété émergente d’un réseau.
  2. Coûter la participation malveillante (PoW) pour transformer l’ouverture en défense.
  3. Stabiliser par une politique d’émission simple (décroissante, connue), pour arrimer l’anticipation.
  4. Élaguer au minimum viable : aucune autorité, règles concises, vérification locale — “Keep it small and computable”.
  5. Publier sous pseudonyme ? Turing connaissait le poids des institutions ; il n’aurait pas ignoré l’intérêt d’un pseudonyme pour laisser l’œuvre parler.

Ce parcours n’a rien de mystique : c’est la méthode Turing — formaliser, mécaniser, tester contre l’adversaire, réduire à l’essentiel exécutable.

9) Pourquoi cette thèse n’est pas de l’héroïsation facile

Dire que Turing aurait pu inventer Bitcoin ne veut pas dire qu’il l’aurait fait. Cela signifie que son cadre mental rend l’invention plausible dès lors que les briques techniques sont disponibles. Or l’invention de Satoshi est moins une révélation qu’un raccordement génial entre :

  • l’irréversibilité physique (coût),
  • la vérifiabilité algorithmique (hachage/signature),
  • et la coordination (incitations + règles simples).

Ce triangle, Turing l’avait déjà dessiné en pointillés : physique (machines/temps), logique (vérifiabilité), comportement (adversaire/usage).

Conclusion : Turing, Satoshi plausible

Non, Turing n’a pas “prédit” Bitcoin en 1936. Mais oui, Turing avait le mode d’emploi pour l’inventer dès que les composants seraient sur la table. Sa vision du calcul comme instrument social ; sa pratique de la sécurité coûteuse ; son aisance avec la probabilité et l’adversarial ; son minimalisme d’ingénieur — tout ça converge vers l’idée d’une monnaie sans maître dont la vérité tient à la difficulté de mentir.

Si l’histoire avait prolongé sa vie jusqu’à l’Internet, il aurait pu écrire un article anonyme, neuf pages, assez sec, avec un titre modeste — quelque chose comme “A Peer-to-Peer Electronic Cash System”. Et nous passerions nos soirées à débattre, non pas de savoir si Turing aurait pu inventer Bitcoin, mais de quel pseudonyme il aurait choisi.

La morale de l’histoire : Turing est éternel comme Satoshi Nakamoto.

Avis de non responsabilité

Avis de non-responsabilité : Conformément aux directives de The Trust Project, BeInCrypto s'engage à fournir des informations impartiales et transparentes. Cet article vise à fournir des informations exactes et pertinentes. Toutefois, nous invitons les lecteurs à vérifier les faits de leur propre chef et à consulter un professionnel avant de prendre une décision sur la base de ce contenu.