Dès sa naissance, Bitcoin a été pris dans un tiraillement politique. Outil de libération financière pour les uns, cheval de Troie libertarien pour les autres, il sert tour à tour de bannière à des anarchistes de gauche, des libéraux « à la Hayek », des populistes anti-système, des ONG de défense des droits, des spéculateurs et des États en quête d’options monétaires. À la question « Bitcoin est-il de droite ou de gauche ? », la tentation est grande de répondre : les deux, mon capitaine. Mais ce serait trop facile — et surtout, intellectuellement paresseux.
Une pièce de monnaie… avec deux faces idéologiques
Essayons plutôt de cartographier ses affiliations idéologiques concrètes : d’où vient son imaginaire politique ? Qui l’utilise, et dans quel but ? Que disent les politologues et analystes qui ont étudié ses communautés ? Et en bout de course, osons une conclusion polémique.
Origines : le double héritage cypherpunk et austro-libéral
Bitcoin naît en 2008-2009 au croisement de deux traditions.
- La lignée cypherpunk, marquée par la cryptographie citoyenne et l’anti-surveillance. Elle a nourri l’idée d’une monnaie sans centre qui ne demande la permission à personne. Satoshi Nakamoto résume la défiance fondatrice : « Le problème fondamental de la monnaie conventionnelle, c’est toute la confiance qu’elle exige pour fonctionner. » (message posté sur la liste de diffusion en 2009). Cette phrase n’est pas partisane au sens classique ; elle exprime un soupçon radical envers les institutions.
- La lignée austro-libérale, associée à Friedrich Hayek et à la « dénationalisation de la monnaie ». Hayek écrivait dans les années 1970 : « Je ne pense pas que nous aurons une bonne monnaie tant que nous ne l’aurons pas soustraite des mains de l’État. » Cette idée irrigue une partie de la communauté Bitcoin : mettre la politique monétaire hors de portée du pouvoir.
Le politologue David Golumbia a montré dans The Politics of Bitcoin: Software as Right-Wing Extremism (2016) que l’écosystème d’origine est pénétré par une méfiance « droitière » (au sens américain) envers l’État, la taxation et la banque centrale. Pour Golumbia, Bitcoin est d’abord un projet de droite libertarienne. L’argument est solide si l’on s’en tient aux forums d’origine, aux premiers manifestes et aux mythes fondateurs (cyber-liberté, propriété absolue des clés privées, suspicion vis-à-vis des impôts).
Mais d’autres analystes soulignent le brouillage des lignes. L’économiste Eswar Prasad, dans The Future of Money (2021), note que si la philosophie « anti-État » est bien présente, les usages concrets (transferts low-cost, inclusion financière, contournement de la censure) parlent aussi à des sensibilités de gauche — celles qui valorisent la liberté d’expression, la protection des dissidents et la réduction des rentes bancaires.
Première boussole : idéologiquement, Bitcoin naît avec un ADN libertarien. Sociologiquement, il est rapidement récupéré par des causes à gauche de l’échiquier (droits humains, syndicats numériques, ONG, journalistes). L’ambiguïté est structurante.
Les arguments « de droite » : propriété, rareté, méritocratie
Souveraineté individuelle et droit de propriété
La maxime « not your keys, not your coins » est un catéchisme de propriété privée. La clé cryptographique remplace le cadastre : qui détient la clé, détient la chose. On y lit une méritocratie de l’effort et du risque : j’assume ma garde, je bénéficie de ma discipline.
Politique monétaire hors de l’État
Plafond de 21 millions, difficulté d’émission, halving : tout vise à neutraliser l’arbitraire politique. Pour les partisans hayékiens, c’est la quintessence d’une monnaie « dure » qui punit la dépense publique à crédit et protège l’épargne de l’inflation.
Marchés vs planification
Le protocole confie la validation à un marché de la preuve de travail (ou, pour d’autres chaînes, un marché de la mise en stake), pas à un comité. La gouvernance par incitations (fees, récompenses) plaît à ceux qui fustigent la « bureaucratie des banquiers centraux ».
La juriste Angela Walch a pourtant mis en garde contre une mythologie naïve : l’idée « code is law » masque des pouvoirs informels (développeurs core, grands pools de minage, plateformes) qui ne passent pas par les urnes. Ce rappel est crucial : le discours « anti-élite » peut fabriquer d’autres élites.
Verdict partiel : sur ces thèmes (propriété, rareté, discipline, neutralité État), Bitcoin coche beaucoup de cases classiquement classées à droite.
Les arguments « de gauche » : communs numériques, anti-censure, inclusion
Bien commun logiciel
Bitcoin est un bien commun open source. Son protocole, ses clients, la documentation et les améliorations (BIPs) se construisent en commun, sans copyright captif. Pour une partie de la gauche « communs / logiciel libre », c’est un modèle d’infrastructure partagée.
Anti-censure et libertés publiques
Des ONG et journalistes ont utilisé Bitcoin lorsque les banques coupaient les comptes (cas d’organisations controversées, mais aussi de causes légitimes dans des régimes autoritaires). La logique est pro-libertés civiles : si l’État ou les banques t’étranglent, il reste une voie de secours. C’est un droit d’asile monétaire. Les mouvements sociaux, de Hong Kong à des collectifs d’opposition en Afrique, ont documenté cet usage.
Inclusion et rémittences
Frais faibles, pas de KYC lourd pour la simple conservation non-custodiale, transferts transfrontaliers rapides : des travailleurs migrants, des diasporas, des économies en crise y voient un outil d’inclusion. Cette rhétorique — réduire les rentes bancaires, rendre la finance accessible — parle volontiers à la gauche sociale.
Le politologue dirait : la structure (monnaie « dure ») tend à droite ; les usages (libertés publiques, communs, inclusion) ouvrent vers la gauche. D’où l’impossibilité de coller une étiquette univoque.
La géopolitique brouille encore les cartes
Des États autoritaires s’y intéressent pour contourner des sanctions, tandis que des démocraties y voient un actif stratégique pour attirer capitaux et talents. Les régulateurs progressistes saluent parfois ses vertus d’innovation, tout en serrant la vis contre le blanchiment. La Banque des Règlements Internationaux, très critique sur la volatilité, admet tout de même que l’infrastructure on-chain ouvre des pistes d’efficacité.
Eswar Prasad insiste : l’« ethos libertarien » ne préjuge pas des résultats macro. On peut être idéologiquement à droite (contre la banque centrale) et fonctionnellement à gauche (inclusion, concurrence aux rentes financières). Les conflits internes au camp pro-Bitcoin (minage vs climat, transparence vs vie privée) reflètent ce grand écart.
Les clivages internes : libertariens, anarchistes, techno-progressistes
- Libertariens (droite) : sortir la monnaie de l’État, fiscalité minimale, primat de la propriété.
- Anarchistes (gauche) : horizontalité, autogestion, refus des monopoles (y compris privés).
- Techno-progressistes (ni-ni) : efficacité, « banking the unbanked », innovation concurrentielle.
Le politologue verrait ici un mouvement populiste transversal : contre les intermédiaires jugés « prédateurs » (banques, plateformes captives, États trop intrusifs), pour une capacité d’agir sans permission. C’est cette promesse d’« agency » qui fédère des gens très différents idéologiquement.
Environnement, travail, fiscalité : les terrains de re-polarisation
Climat
Le minage PoW est accusé d’être énergivore. Les défenseurs rétorquent que Bitcoin stabilise des réseaux (acheteur de dernier recours), valorise les surplus, déclenche des investissements dans des régions où la demande est intermittente. Le débat est intensément politique : pour une partie de la gauche écologiste, l’usage d’énergie pour « un actif spéculatif » est moralement inacceptable. À droite, on répond arbitrage économique et liberté d’allocation.
Travail et redistribution
Bitcoin conteste le rôle de la banque centrale comme amortisseur des fluctuations économiques macro. Pour la gauche keynésienne, c’est une déconstruction du filet social monétaire. Pour la droite de l’offre, c’est au contraire une ancre de discipline (taux naturels, budget équilibré, investissement « réel »).
Fisc
Là encore, Bitcoin déplace la discussion : si tout est traçable on-chain mais si l’auto-garde est possible, comment taxer correctement ? La droite fiscale soutient l’impôt minimal et la simplicité. La gauche, la capacité de l’État à financer les biens publics. Les deux camps trouvent dans Bitcoin des munitions — opposées.
Ce que disent les chercheurs… et ce qu’ils ne disent pas
- David Golumbia (politologue) : Bitcoin s’enracine dans une politique de droite libertarienne, parfois flirtant avec des imaginaires extrêmes. Son livre demeure la critique académique la plus serrée des origines idéologiques.
- Eswar Prasad (économiste) : ethos libertarien clair, mais résultats ambivalents : inclusion, concurrence, pressions positives sur la finance.
- Angela Walch (juriste) : « code is law » n’efface pas le pouvoir ; il le déplace. Les développeurs, mineurs, bourses deviennent des centres d’influence. Cette idée neutralise la fable « apolitique ».
- Satoshi Nakamoto (corpus de messages) : obsession de réduire la confiance (et donc la capture politique). Rien ne dit « droite » ou « gauche », tout dit contre la dépendance.
Ces points ne tranchent pas, mais organisent la réponse : Bitcoin est une technologie d’anti-capture ; or, droite et gauche s’opposent précisément sur qui a le droit de capturer la monnaie (État démocratique vs marché des capitaux).
France : pourquoi la question crispe autant
En France, la culture politique reste marquée par l’État-stratège, le service public et la banque centrale. Pour une partie de la gauche, Bitcoin semble désarmer l’outil monétaire; pour une partie de la droite souverainiste, il semble dénationaliser la monnaie. Résultat : malaise des deux côtés.
À l’inverse, des libéraux « offre » y voient discipline et épargne, des activistes de gauche un droit d’asile financier dans des contextes d’abus. La droite « sécurité » craint le contournement fiscal, la gauche « écologie » la consommation énergétique. La transversale pro-innovation défend l’*infrastructure et l’open source.
Bitcoin agit donc comme un détecteur de contradictions : chacun y projette son cauchemar — ou son utopie.
Le test décisif : usage en situation de crise
- Crises inflationnistes (Argentine, Turquie, Liban) : ce sont souvent les classes moyennes et populaires qui se tournent vers les stablecoins… puis parfois vers Bitcoin. On peut y lire un vote anti-inflation (plutôt « de droite ») — mais aussi un moyen de survie (plutôt « social »).
- Censure financière (ONG bloquées, journalistes sous pression) : Bitcoin devient outil de liberté (plutôt « droits civiques », étiquette que s’approprie souvent la gauche).
- Sanctions internationales : certains régimes autoritaires tentent d’utiliser les rails crypto. La gauche y voit un risque géopolitique; la droite « réaliste » voit une donnée stratégique parmi d’autres.
En contexte réel, Bitcoin s’adapte à la demande politique locale ; c’est sa force et la source de son indétermination idéologique.
Peut-on quand même trancher ? Trois critères pour s’orienter
- Qui contrôle l’émission ?
— Pas l’État : marqueur « droite/libertarien ». - Qui bénéficie en premier de l’accès ?
— Ceux que la banque exclut : marqueur « gauche/social ». - Qui produit les règles ?
— Une communauté open source + marchés miniers : transversal, mais pas démocratique représentatif au sens classique.
Conclusion provisoire : dans la grammaire politique du XXe siècle, Bitcoin penche à droite par sa structure monétaire; il penche à gauche par certains usages (libertés, inclusion, communs). Dans la grammaire du XXIe siècle — réseaux, communs, code — il est plutôt un populisme monétaire technologique : restaurer un pouvoir d’agir monétaire au niveau individuel, contre toutes les formes de capture (publique ou privée).
La thèse polémique : Bitcoin est ni de droite ni de gauche : il est anti-captation
Peut-on être plus tranchant ? Oui. Disons-le crûment : Bitcoin n’est pas un programme, c’est une abstention. Il retire à l’État la possibilité de manier la masse monétaire, et refuse aux cartels privés la possibilité de truquer l’émission. Politiquement, il est un refus de gouverner la monnaie. C’est précisément ce qui le rend insupportable à la droite souverainiste (qui veut une monnaie nationale) autant qu’à la gauche gestionnaire (qui veut une monnaie macro-stabilisatrice).
Le politologue y verra une forme d’anarchisme monétaire : un protocole qui retire un levier à tous les camps qui prétendent gouverner au nom du bien. Et c’est pour cela qu’il est récupérable par tous : on peut l’utiliser pour protéger un manifestant, payer des soins, thésauriser contre l’inflation, spéculer, frauder, donner, recevoir, contester. C’est une infrastructure morale neutre… que chaque camp veut moraliser.
Le dernier mot polémique : demander si Bitcoin est de droite ou de gauche, c’est poser la mauvaise question. La bonne est : êtes-vous prêts à ce que la monnaie échappe à ceux que vous soutenez aujourd’hui — et à ceux que vous craignez demain ? Si oui, Bitcoin est votre allié, que vous soyez de gauche ou de droite. Si non, il sera votre adversaire, quelle que soit votre bannière.
La morale de l’histoire: Bitcoin est de droite par sa méfiance de l’État, de gauche par sa promesse d’émancipation, et profondément populiste par sa haine des intermédiaires.
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