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La vérité qui gêne : la crypto est-elle une machine à voler les pauvres pour donner aux riches ?

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Mis à jour par
Célia Simon

20 octobre 2025 12:37 CET
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Dans les données, la réponse est oui—trop souvent. Les cycles 2021–2025 montrent un schéma récurrent : les petits achètent tard et vendent dans la panique, tandis que les gros et les “insiders techniques” captent la valeur. Ce n’est pas (que) une question de morale ; c’est d’abord une question d’architecture de marché : microstructure asymétrique, informations non symétriques, et zones grises réglementaires qui laissent prospérer des pratiques déloyales.

Le constat dur : les particuliers perdent, les gros encaissent

La Banque des règlements internationaux (BRI) a analysé des données d’applications crypto dans 95 pays (2015–2022) : après les chocs Terra/Luna et FTX, l’activité des particuliers a augmenté alors même que les prix chutaient… et la majorité des utilisateurs a perdu de l’argent sur ses positions Bitcoin. Les mêmes travaux montrent que quand les prix montent, les petits achètent, tandis que les plus gros allègent (vente à la foule). En “back-of-the-envelope”, trois quarts des utilisateurs auraient des pertes nettes. C’est la définition d’un transfert de richesse des moins informés vers les mieux équipés.

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La concentration patrimoniale renforce cet effet. Les données on-chain varient selon les sources, mais convergent sur une forte concentration de l’offre en mains de très grands détenteurs (“whales”), de dépositaires et de véhicules d’investissement. Même en étant prudents (adresses ≠ personnes), la part des gros porteurs reste un ordre de grandeur à deux chiffres—un petit nombre de poches influence la liquidité et les points d’inflexion.

Des marchés taillés pour les rapides : MEV, bots et file d’attente

Sur les blockchains à la mode (EVM & co.), l’ordre d’arrivée d’une transaction vaut de l’or. Les “searchers” exploitent le MEV (Maximal Extractable Value) pour sandwicher un ordre, backrunner un swap, ou rafler une liquidation.

Traduction : un utilisateur lambda qui lance un trade sur DEX peut servir de proie—il se fait devancer à l’achat, racheter légèrement plus cher, puis revendre un poil plus bas, tout ça encadré par des bots. La littérature technique et les acteurs eux-mêmes le disent : le MEV extrait de la valeur aux utilisateurs et peut dégrader la santé du réseau si rien n’est encadré. Des initiatives existent (relays, enchères de blocs, disclosure), mais elles n’effacent pas l’asymétrie vitesse/latence/information entre un particulier et un opérateur outillé.

Quand l’absence (ou la fragmentation) de régulation nourrit les abus

Hors des bourses régulées, wash trading (faux volumes entretenus par des bots) et pump-and-dump prospèrent. Des travaux académiques (NBER, SSRN, revues à comité de lecture) documentent des tendances statistiques anormales sur des dizaines d’exchanges non régulés (tailles d’ordres, distributions de chiffres significatifs, arrondis “impossibles”), difficiles à expliquer autrement que par la manipulation. Sur des milliers d’épisodes “pump”, on observe des envolées éclair suivies de reflux rapides, avec transfert de richesse “d’outsiders” vers “insiders” qui se positionnent avant la poussée coordonnée. Le mécanisme est banal : du marketing de groupe, un canal Discord/Telegram, des bots, et des frais de listing/market-making accommodants.

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Même sur de très grandes plateformes, la frontière n’est pas toujours nette entre “tolérance commerciale” et “protection des utilisateurs”. Des enquêtes de presse ont mis en cause des conflits d’intérêts et des clients “privilégiés” soupçonnés de manipulations, sans réaction proportionnée des opérateurs ; ce genre de révélations, même contestées, montre à quel point l’autodiscipline des plateformes atteint vite sa limite quand la part de revenus d’un “gros client” est en jeu. Là où le droit des marchés financiers impose des obligations de surveillance, de muraille de Chine et de reporting, l’univers crypto reste épars : l’UE a MiCA (2024–2025), d’autres juridictions bricolent ; entre-temps, les petits sont exposés.

Pourquoi les petits se font tondre

  • Asymétrie d’outillage : un particulier opère à la souris ; en face, des desks scriptent, agrègent des flux, paient pour de la latence faible et des données de marché fines. Sur un DEX, la “compétence” est littéralement une position dans la file. Sur un CEX, c’est la qualité de co-location, de market-making et de flux d’ordres.
  • Asymétrie d’information : les “insiders techniques” (devs, auditeurs, opérateurs d’infra) voient plus tôt des éléments matériels : retards d’upgrade, vulnérabilités, TVL en fuite.
  • Asymétrie de financement : une whale peut tenir sa position pendant la tempête ; un particulier subit l’appel de marge, le funding, la peur, et coupe au pire moment.
  • Asymétrie narrative : les épisodes de hausse sont racontés en “démocratisation de la finance”. Les épisodes de baisse sont rationalisés en “le long terme vaincra”—mais les pertes des particuliers restent concrètes.

La BRI le résume sans détour : lors des épisodes de tension, les petits achètent la baisse pendant que les grands allègent, si bien que la perte agrégée est portée par les plus fragiles.

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« Absence de régulation » : précision de vocabulaire

Dire qu’il n’y a aucune régulation serait faux ; il y a des segments régulés (ETF spot, prestataires agréés, MiCA en Europe). Mais pour une large partie du volume mondial (plates-formes offshore, DeFi non KYC, marchés P2P), la régulation est fragmentée, la supervision inégale, et l’application lente. Or c’est précisément que se produisent les extractions de valeur les plus opaques (MEV sauvage, wash trading, airdrops “sybils”, pools d’illiquidité). Tant que ces zones captent l’attention des particuliers via des promesses de rendement rapide, l’arbitrage réglementaire joue contre eux.

« Les riches volent les pauvres » ? Ce que les données permettent d’affirmer

  • Ce que l’on peut dire :
    1. Statistiquement, une majorité d’utilisateurs particuliers a perdu de l’argent sur Bitcoin (et davantage sur les altcoins), avec des épisodes documentés où les flux laissent penser à un transfert des petits vers les grands.
    2. Il existe des pratiques de marché (MEV, wash trading, pumps coordonnés) qui capturent une partie de la valeur des ordres lents/naïfs.
    3. La concentration des avoirs et du market-making donne un pouvoir de prix (au moins local) à peu d’acteurs.
  • Ce qu’on ne peut pas dire sans excès :
    Que “la crypto” dans son essence serait une machine à voler—il existe des usages légitimes (paiements transfrontaliers, auto-garde), des protocoles sérieux, et des canaux régulés. Le problème n’est pas l’idée de registre ouvert, c’est l’architecture incitative des lieux où la plupart des particuliers tradent aujourd’hui.
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Que ferait une vraie protection du “petit porteur” ?

  • Transparence anti-wash trading : audits tiers obligatoires des volumes, détection statistique publiée (comme dans les études académiques) et sanctions rapides pour les plateformes fautives.
  • Règles MEV “user-first” : enchères de blocs/proposition en mode fair ordering, protection des ordres utilisateur (anti-sandwich), et circuit breakers côté DEX lors d’événements extrêmes.
  • Labeling clair des produits et risques (financement, levier, illiquidité, risque de protocole) + tests d’adéquation minimum pour les dérivés hautement spéculatifs.
  • Surveillance des “pools de narration” : quand un token flambe sur Telegram/Discord, exiger des plateformes des filtres de manipulation (suspensions temporaires, encadrement des listings).
  • Canaux régulés accessibles : encourager l’accès via des véhicules supervisés (ETFs, PSAN/agréments MiCA) et une éducation claire : le “10x rapide” est quasi toujours la face visible d’un transfert vers quelqu’un de plus rapide que vous.

Ce que les particuliers peuvent faire dès maintenant

  1. Remplacer la FOMO par un plan : montants fixes, échéancier, pas de levier ; si vous ne pouvez pas expliquer en une phrase la source de rendement, vous êtes la source de rendement.
  2. Éviter la file d’attente toxique : sur DEX, préférer des agrégateurs qui protègent des sandwiches (ou règlent un slippage bas) ; sur CEX, éviter les paires micro-liquides.
  3. Regarder l’empreinte d’ordre : si un token imprime des chandelles sur annonces Discord/“calls”, c’est statistiquement un jeu d’initiés.
  4. Savoir sortir : avant d’entrer, écrivez et quand vous coupez—et acceptez que “+400 %” est nécessaire pour remonter un –80 %.

Verdict

La question “la crypto vole-t-elle les pauvres pour donner aux riches ?” est brutale, mais l’évidence empirique accumule les signaux d’un mécanisme d’extraction au détriment des plus faibles : retail en pertes, whales profitant du timing, MEV qui ronge l’exécution, manipulations facilitées par des poches de non-régulation. On peut aimer la promesse de la technologie tout en refusant l’architecture d’injustice qu’autorise l’écosystème actuel. Tant que la transparence, l’ordre équitable et l’exécution “user-first” ne seront pas la norme, la crypto restera—pour trop de gens—moins une opportunité qu’un jeu transférentiel où les rapides mangent les lents.

La morale de l’histoire : Satoshi revient, ils sont devenus fous.

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